Roland Haberthur, une des victimes de la tragédie. (Collection familiale).
Nous avons déjà présenté ici la composition de la 6e compagnie, 2e bataillon du 21e régiment d'infanterie coloniale. Cette unité avait été formée en octobre 1944 par l'incorporation de volontaires métropolitains dans la 6e compagnie du 4e régiment de tirailleurs sénégalais.
Confiée au capitaine Maurice Brissaud, elle monte
en ligne le 3 novembre 1944 à Pont-de-Roide (Doubs), et perd un premier tué le 8 novembre par accident : Gaston Caillier, né en 1924 à
Ougney-Domiot (Doubs). Le
15, le bataillon passe à l'offensive. Laurent Breugnot, né en 1924 à Clamecy,
dans la Nièvre, est touché à la tête par un éclat de minen.
Le Doubs est passé le 17, puis les marsouins progressent par Seloncourt, Etupes,
Fesches-le-Châtel, Méziré.
Le
22 novembre, la 1ère section du lieutenant Maurice Peltier mène une action à l'écluse n°7, commune de
Bourogne. Un accrochage a lieu. Le sergent André Pierron est touché
au cou, le sergent-chef Joseph Damour et Gaston Brenet sont mortellement blessés, Georges Ducouloux et Sylvain Barral sont tués. Le
30 novembre, la 6e compagnie arrive à Berentzwiller.
Voici le récit de ce que fut son destin, extrait de notre ouvrage "De la vallée de la Marne aux sources du Danube".
" 2
décembre 1944
« Rassemblement
! Embarquement sur des GMC dans une demi-heure. Tenue de combat
!... ».
Cantonnée à Berentzwiller depuis le 30 novembre, la compagnie
Brissaud vient d'être alertée. Les hommes grimpent dans les
camions. En fin d'après-midi, précise le fonctionnaire caporal
Martial Villemin (3e
section), de Plombières-les-Bains. Son camarade Jacques Dezavelle
(1ère
section), natif de Noisy-le-Sec, note : « Tout
le long de la route, mon caporal, un ancien - sept ou huit ans de
services - tétait avec le plus grand plaisir à son bidon de
gnole... Soudain, un bruit mou : il vient de s'écrouler, ivre mort,
sur le plancher du GMC. Arrivé à destination, rien ne le
réveillera... La forêt. Terminus... »
Martial
Villemin : « Nous
mettions pied à terre à l'entrée d'un bois, dans un chemin
forestier partant de Habsheim et se dirigeant vers Pont-du-Bouc...
Nous entrions dans la forêt de la Harth-Sud... ».
Lieutenant Alain Ichon, chef de la 2e
section :
« Nous
apprenons que nous devons relever une compagnie du 23e
RIC qui attaquera demain matin... ».
D'un projet d'attaque, le soldat Dezavelle a également connaissance
: « Notre
chef de section, le sous-lieutenant Peltier, nous met au courant de
la situation : nous allons occuper une tête de pont sur le canal du
Rhône-au-Rhin, au lieu dit Pont-du-Bouc, ce qui doit permettre,
demain, de déboucher sur le reste de la forêt, ensuite de dégager
le nord de Mulhouse, ceci avec l'aide de blindés et de Marocains qui
sont là aussi... ».
Cette
attaque doit en effet être menée le 3 décembre 1944 par la 4e
division marocaine de montagne (DMM) en direction de Hombourg, avec
pour objectif Ottmarsheim. Pour la 6e
compagnie du II/21e
RIC, la mission est de relever, au Pont-du-Bouc, la 6e
compagnie du II/23e
RIC, commandée par le capitaine Dauvergne. Cette dernière a été
intégrée dans un secteur défendu par deux compagnies du I/1er
Régiment de tirailleurs marocains : la 1ère
du capitaine Morand et la 4e
du lieutenant Martin.
Martial
Villemin raconte dans quelles conditions la compagnie Brissaud est
partie relever la compagnie Dauvergne : « De
nuit, nous avancions vers le canal de Huningue dont le trajet
Nord-Sud est parallèle au Rhin situé à 4 km. Un peu avant le
canal, nous quittions le chemin vers la gauche et, par un crochet
dans le bois, nous rejoignions le chemin de halage du canal. Un
blindé passa à grande vitesse. Nous nous étions jetés sur les
bas-côtés. Personne ne savait s'il était des nôtres ou si c'était
un blindé allemand. Lorsqu'il eut disparu, nous reprîmes le
cheminement jusqu'à l'endroit où nous devions franchir le canal. Le
passage consistait en quelques planches jetées sur une péniche
coulée au milieu de l'eau. On n'y voyait absolument rien. Ce fut un
miracle de ne pas perdre du monde au cours de la traversée. Nous
n'en aurions été avertis que par le bruit de la chute. Le miracle
devait continuer. Ma section en file indienne, en silence absolu,
devait gagner les emplacements de combat d'une section de l'unité
qu'elle relevait. Nous ne devions jamais rencontrer ceux que nous
relevions ! Ils étaient, parait-il, du 23e
RIC. La confusion était totale. Notre guide s'était visiblement
perdu, et nous derrière lui. Nous marchâmes longtemps, en tournant
sans doute, dans la nuit noire. Mon sergent lâcha quelques mots d'où
je compris vaguement qu'on était foutu. Il n'en dit pas davantage,
craignant de nous démoraliser. Il est vraisemblable qu'au cours de
notre progression, nous avons dû franchir en aller et retour les
postes allemands. En effet, un camarade nous raconta, par la suite,
qu'il était tombé et que l'une de ses mains projetées en avant
pour se retenir avait rencontré, au niveau du sol, un casque d'acier
surmontant une tête qu'il avait sentie osciller sous le choc. A la
question qu'il avait posée, du style : «Qu'est-ce que tu fous là
?», on n'avait rien répondu. Le camarade s'était relevé et
s'était hâté de rejoindre la file. Notre incursion, bien
involontaire et maladroite, avait, cependant, dû impressionner les
ennemis et ceux-ci n'avaient pas bronché devant l'audace de ce
qu'ils prenaient pour une patrouille de nuit... ».
Tout
comme André Vaudois, alias Pinot, un soldat de la 1ère
section originaire de Luxeuil-les-Bains (« nous
tournons en rond »),
le lieutenant Ichon confirme qu'il y a eu errance
« quelques
temps dans la forêt (malgré le guide) ».
Mais pour sa part, l'officier témoigne avoir trouvé
« enfin la compagnie du capitaine Dauvergne, dont nous occupons les
trous de combat. Les gens du 23e
sont visiblement soulagés de cette relève et très pressés de
retrouver un coin plus calme, car ici, «ça pique»... ».
Les
marsouins prennent donc position. Le volontaire haut-saônois André
Vaudois témoigne :
« Un
officier nous dit : « Chacun dans un trou » pour passer la nuit, le
fusil à la main et l'oreille tendue au moindre bruit suspect... ».
Jacques Dezavelle :
« Vite,
le trou individuel, l'emplacement pour le FM. Tout est paré. La nuit
arrive, les gardes s'organisent. Dieu merci, il ne fait pas mauvais :
pas trop froid et pas de pluie ».
Martial Villemin : « L'obscurité
était complète. Je ne voyais pratiquement rien devant le trou d'où
seule ma tête dépassait. Mes yeux s'habituant, je crus distinguer
une petite clairière. Lorsque le jour commença à poindre, je
m'aperçus que mon regard butait sur un gros buisson situé à
quelques mètres ! »
La
nuit s'écoule. Le lieutenant Ichon note : « Patrouilles
sans incident... ».
3
décembre 1944
Lieutenant
Alain Ichon : « 6
h du matin. Ca
tiraille de partout. Nous voyons arriver un Marocain hébété, sans
arme. Je me rends au PC du capitaine Brissaud qui me décrit une
situation catastrophique : la compagnie de Marocains, à notre
droite, a été balayée. La section Philippe attaquée vers 6 h a eu
deux ou trois tués... ».
Les Allemands, appartenant au bataillon Aust appuyé par des chars
lourds, viennent en effet de lancer une offensive dans la forêt de
la Harth - vers 4 h 30 selon l'historique du 1er
RTM.
La
section Philippe, c'est la 3e
de l'aspirant Fernand Philippe où sert le fonctionnaire caporal
Martial Villemin : « Notre
fusil-mitrailleur se mit à tirer sans arrêt sur la gauche. On nous
fit sortir de nos trous. L'attaque s'était produite le long des
berges du canal, pour couper la tête de pont que nous tenions sur la
rive Est. Un engin blindé allemand couvrait l'opération sur le
chemin du halage... ».
Lieutenant Ichon : « Le
capitaine décide de resserrer le dispositif sur Pont-du-Bouc. La
section Peltier, à ma droite, décrochera la première. En
franchissant le layon Nord-Sud pris en enfilade par un char allemand,
elle a des pertes : Peltier est blessé à la jambe... ».
Décrochage
délicat illustré par les récits de deux anciens de la 1ère
section. André Vaudois, alias Pinot : « Sortis
des trous, nous passons par les sommières qui étaient balayées par
les tirs de mitrailleuses, ainsi qu'un char qui était en bout de
ligne. Nous étions obligés de rentrer dans la forêt, tous
dispersés... ».
Jacques Dezavelle, instituteur de Noisy, arrivé devant ce fameux
layon évoqué par le lieutenant Ichon : « Les
Allemands le tiennent sous le feu du véhicule blindé : ils tirent
sur tout ce qui bouge. Je vois Valentin, un ancien qui avait fait
l'île d'Elbe, Toulon, tomber, touché à une jambe, semble-t-il.
Plus tard, en allant chez des parents à Saint-Nicolas-de-Port, je
trouvai son nom sur le monument aux morts.
Chacun son tour, nous bondissons pour traverser le layon : la
mitrailleuse boche arrose à chaque fois et continue à chercher dans
les arbres après notre passage. A mon tour, je plonge... Sauvé pour
le moment. Nous nous regroupons ; nous sommes une quinzaine avec les
sergents Arrighi et Pierron... ».
Le
chef de la 2e
section raconte : « Le
groupe Técher, à ma droite, commence à fléchir, puis se replie.
Le groupe Cungs en fait autant ; seul le groupe Malleux reste encore
en place. Un agent de liaison envoyé vers le capitaine a trouvé le
PC abandonné en hâte... »
Le lieutenant Ichon précise également que « le
groupe Pierron a reflué avec des éléments de la 3e
section (adjudant Gaudin) : ils n'ont pu rejoindre le capitaine et
sont tombés sur les Allemands. Nous sommes encerclés par le sud,
coupés de Pont-du-Bouc. Avec moi, ma section et une vingtaine
d'hommes des autre sections ; quelques sous-officiers : Malleux,
Bourrat, Gaudin... »
L'officier poursuit : « Par
où se replier ? Des petites reconnaissances envoyées dans plusieurs
directions se heurtent partout aux Allemands. Will
est tué. Je décide d'aller vers l'ouest-nord-ouest. Bourrat et
Boiteux sont en avant-garde. Nous devons changer plusieurs fois de
direction en nous heurtant à des groupes ennemis... ».
Jacques Dezavelle appartient à cette odyssée : « Toute
la matinée, nous errons dans la forêt, à la recherche d'un passage
libre vers Mulhouse, vers les nôtres. A chaque fois, nous sommes
«allumés», nous devons faire demi-tour... ».
Martial Villemin :
« Nous
débusquâmes un petit noyau d'ennemis. Le tir fut très rapproché,
une grenade à manche explosa à quelques mètres de moi. Je tirai
presque à bout portant sur le lanceur. »
Dans
son témoignage, le lieutenant Ichon précise que l'ennemi lui paraît
également désemparé, « à
tel point que certains préfèrent ne pas nous voir ! »
Son détachement aura l'occasion de faire des prisonniers. Jacques
Dezavelle : « Vers
midi, j'aperçois deux «Boches». Un coup de fusil dans leur
direction. Ils jettent leurs armes, lèvent les bras et accourent
vers nous... ».
Alain Ichon garde ainsi, parmi les captifs, le souvenir
« d'un
jeune Belge qui nous suivra jusqu'au bout ».
Après
tant d'heures passées à marcher, à échapper aux tirs allemands,
les hommes de ce détachement font halte.
Martial Villemin : « Nous
étions exténués. Il nous fallait aussi nous concerter et écouter
dans le silence ce qui se passait autour de nous. Un avion
d'observation de chez nous tournait en rond au-dessus de la forêt.
Nous lui fîmes des signes. A travers les hêtres dépouillés de
leurs feuilles, il pourrait, peut-être, nous voir ? Peu de temps
après - il était environ midi - un intense bombardement commença...
Nous nous étions tous élancés à plat ventre, la tête proche d'un
arbre, le corps allongé dans le sens de la trajectoire...
Instinctivement, chacun choisit les plus gros arbres. Celui vers
lequel je me lançai fut occupé avant moi par un camarade. En un
éclair, je me dirigeai vers l'arbre immédiatement voisin (un mètre
environ), quoiqu'il fut beaucoup moins gros. ».
Ce «camarade» qui l'a précédé, c'est Robert Guinchard, de
Besançon : il « fut
mortellement blessé quelques minutes plus tard par le même obus qui
me frappa au bras et démolit à quelques mètres de là le bras
droit du sergent Michel Alcaraz. L'éclatement s'était produit entre
les branches. Sous le choc, le sergent se leva alors que les obus
tombaient toujours et il disparut en courant... ».
Le
lieutenant Ichon se trouve également sous ces obus « éclatant
dans les arbres en fusant... Nous tombons sur un détachement
allemand chargé de garder des prisonniers de la 3e
section (Jean Simonet...) ; tous, aplatis sur le sol, ne nous voient
pas arriver. Les prisonniers libérés n'en reviennent pas, et nous
repartons avec quelques prisonniers allemands en plus... ».
Puis ce bombardement, ajoute-t-il, « devient
si intense que nous sommes obligés à notre tour de nous plaquer au
sol. C'est là probablement qu'ont été tués ou blessés, par les
éclats d'obus, beaucoup d'hommes de notre groupe, en particulier
ceux dont nous retrouverons les corps tristement rassemblés, dans la
forêt, le 9 février : Roger Dantung, l'adjudant Joseph Gaudin,
Bernard Arnicot, Richard Maupertuis, le sergent André Pierron, André
Florentin, Henri Ramo, Robert Guinchard, tué à côté de moi,
Guyot, blessé à la tête... ».
Terrible
constat : les marsouins - à l'instar du lieutenant Alain Ichon,
d'André Vaudois ou de Martial Villemin - resteront persuadés que ce
bombardement a été l'oeuvre de canons français : « On
entendait parfaitement, au loin, les coups de départ. Selon la
direction de ceux-ci, ce devait être des 105 de chez nous qui nous
tiraient dessus ! Les obus tombaient très serrés sur ce coin de
forêt…
Le
tir dura quelque 10 minutes... Le silence après le vacarme était
anesthésiant. Nous somnolions comme des animaux fatigués, des
animaux blessés. Nous n'avions ni faim, ni soif pour le moment...
Nous vivions au ralenti. Tous ceux qui n'étaient pas morts étaient
blessés...»
«Pour
ma part, j'ai été blessé à la joue gauche par un éclat retiré
neuf ans après à Nancy (hôpital militaire Sédillot), Villemin,
blessé au poignet, (René) Leymarie, à la cuisse, (Raymond) Péchin,
au-dessus de la cheville, (Pierre) Lothaire, également au mollet, ce
dernier était de Luxeuil, comme moi, comme mon beau-frère (Georges)
Weishaar
qui a été tué, (Maurice) Cagnant, blessé à la fesse, (Georges)
Gradelet
a été tué lui aussi... »
(André
Vaudois, ordonnance du sous-lieutenant Peltier).
René
Leymarie « était
à côté de notre frère quand il a été mortellement blessé...
Combien de temps a-t-il souffert ? Il est impossible de le dire »,
précisera Jean Haberthur en 1996, dans une plaquette rendant hommage
aux trois volontaires de Grandvillars tombés dans la forêt de la
Harth (Bernard Arnicot, 18 ans, Roger Dantung, 19 ans et Roland
Haberthur, 19 ans).
Après
le bombardement, des marsouins vont continuer leur odyssée, ou
plutôt leurs odyssées.
Lieutenant Ichon : « Notre
groupe s'est réduit à une quinzaine d'hommes, dont plusieurs sont
blessés. Nous franchissons la voie ferrée, un petit canal, puis
l'allée de Sausheim, où nous avons un accrochage avec des
motocyclistes allemands. C'est là sans doute qu'ont été tués
Boiteux,
Cungs, et plusieurs autres blessés. Nous ne sommes plus que neuf :
Varlet, Bridon, Morel, Simonet, André Parent, Jean-Marie Galmiche,
Rietsch, et nos prisonniers - sauf le Belge - se sont tirés. Mais
visiblement, nous avons quitté la zone des combats, et ne sachant
rien de la situation, je pense qu'en sortant de la forêt, nous
retombons dans nos lignes. Nous franchissons le canal, et nous aidant
d'une péniche, et débouchons de la forêt non loin de Baldersheim.
En arrivant aux premières maisons, il faut bien se rendre à
l'évidence : le village est tenu par les Allemands. Les servants du
canon 75 PAK en batterie nous ont laissés approcher sans méfiance,
nous faisons prisonniers l'un d'eux, mais l'autre a eu le temps de
s'enfuir et a donné l'alarme. On commence à nous arroser des
fenêtres, et il faut se replier sur le billard au sud du village,
sous un feu nourri (Galmiche blessé, Rietsch
tué). Nous ferons ainsi deux kilomètres, non sans couper la ligne
téléphonique qui court le long de la route, avant de nous réfugier
dans une maison du village suivant - lui aussi tenu, hélas, par les
Allemands. Pris entre deux feux, dont celui d'un canon antichars qui
pulvérise notre abri, il ne reste plus qu'à nous rendre pour éviter
plus de morts inutiles... »
Martial
Villemin : « La
nuit se mit à tomber. On la passa sur place, sans bouger ou
presque... La nuit s'écoula. Elle fut traversée par les plaintes
des blessés graves... Guinchard mourut à côté de moi. Nous
parlâmes longtemps. Il me donna le nom et l'adresse de sa fiancée...
Je ne quittai Guinchard, au matin, que quand il n'eut plus la force
de me répondre... Un à un, nous nous relevâmes à grand peine. Il
ne faisait pas très froid, ou alors nous ne le sentions pas... Nous
laissâmes là un camarade blessé qui criait encore et nous traita
de salauds quand il comprit que nous nous éloignions... Grâce à ma
carte, nous savions dans quelle direction il fallait s'efforcer
d'aller. La forêt était calme. Notre troupe, d'une quinzaine de
gars, cheminait lentement. Certains, blessés aux jambes, avaient
coupé des bâtons pour s'aider... Tout à coup, dans un de ces
chemins de service rectilignes qui sillonnent les grandes forêts
domaniales, deux ou trois Allemands apparurent... L'arme pointée,
ils s'avancèrent. Ceux qui pouvaient lever encore au moins un bras
s'exécutèrent. Les Allemands nous firent signe de les suivre... »
André
Vaudois, certainement dans ce groupe : « La
nuit est complète. La plupart d'un groupe dont je faisais partie -
une quinzaine environ - nous nous dirigeons vers la maison de la
garde-barrière, où nous passons la nuit, au milieu des plaintes des
blessés. Puis le matin arrive. L'on sort dehors, et là, il y avait
également des mulets du régiment marocain. Quelques-uns étaient
tués par la mitraille et les valides nous servent à transporter les
blessés aux jambes. Il y avait un camarade qui était commotionné
devant la maison, par la déflagration d'un obus. Puis, en route.
Nous traversons la ligne de chemin de fer. Surprise, un nid de
mitrailleuses allemandes nous pointe. Et voilà... »
Jacques
Dezavelle : « Vers
15 h ou 16 h, nous formons un groupe curieux : quelques éclopés
français, quelques prisonniers allemands et sept ou huit d'entre
nous, sains et saufs. Maintenant, devant nous, une belle route à
traverser. De l'autre côté, c'est peut-être nos lignes ? Prudence
pour traverser. Arrighi envoie deux volontaires de l'autre côté :
Marc Turin, un étudiant savoyard dont le père, officier, a été
tué en Tunisie, et un autre. Ils traversent, nous appellent et,
tandis que nous les rejoignions, nous sommes tous «allumés». Turin
tombe. J'ai déjà fait plusieurs pansements dans la journée, je
rampe vers Marc pour essayer de le soigner aussi. Il est atteint
gravement, il mourra quelques heures plus tard...
Soudain, nous entendons des bruits légers, des froissements : on
s'approche. Qui est-ce ? Des camarades ? Des Boches ? Le sergent
Arrighi risque un oeil tout à l'entour, se retourne vers nous et
nous dit, sans enthousiasme : «Rendons-nous, les petits, y en a tout
autour»... Nous lançons nos armes, nous nous redressons et nous
regardons : tout autour de nous, 30 ou 40 Allemands... Ils nous
désarment... »
Des
pertes terribles
Au
4 décembre 1944, la 6e
compagnie du II/21e
RIC a cessé d'exister. Selon le journal de marche du régiment, le
21e
RIC aurait perdu en forêt de la Harth 137 disparus, chiffre
englobant morts et prisonniers (dont deux ou trois officiers et trois
aspirants). 22 marsouins ont pu rejoindre les lignes :
« Sur l'ensemble de notre 6e
compagnie, seuls reviennent le capitaine Brissaud, légèrement
blessé à la jambe, le sous-lieutenant Peltier, un aspirant
légèrement blessé, un sergent-chef, 18 hommes ». Il semble que
l'aspirant corresponde à Philippe. Quant aux sous-officiers et
hommes, ils ne sont pas nommés, mais nous savons que figurent parmi
eux le sergent Gérard Franck, beau-frère du lieutenant-colonel
Gufflet (adjoint au chef de corps), qui tombera en Allemagne, Jean
Beltinelli, Beme (seul rescapé de la section Ichon !), Césaire
Chambelland, Della Santa, Roger Girardot, Higy, André Jullien, Roger
Vacelet.
Un point mystérieux : le nombre exact de morts du II/21e
RIC. Le fascicule In Memoriam, qui rend hommage aux victimes du
régiment, en recense23 tombés ce jour-là. Or les
témoignages que nous avons recueillis, les archives d'état civil et
celles du ministère de la Défense permettent de porter ce bilan à
au moins 41 tués, peut-être même 48… Ce qui est énorme à
l'échelle d'une compagnie.
Ajoutons
que la plupart des corps des marsouins de la compagnie Brissaud sont
restés dans la forêt de la Harth jusqu'au 9 février 1945, date de
leur découverte par des hommes du 21e
RIC revenus dans ce secteur.
Un
mot sur les deux victimes haut-marnaises de la journée : né en 1922
à Etueffont-Bas (Territoire-de-Belfort), aîné d'une famille de
huit enfants,
Michel Zeller, fils d'un colonel de spahis, fiancé à une Bragarde,
servait dans la compagnie du Val. Sa conduite lors de la libération
de Saint-Dizier lui a valu une citation à l'ordre des FFI. André
Pierron est né en 1909 à Ancerville. Il a fait carrière dans la
Marine jusqu'à sa démobilisation en 1940. Domicilié à Humbécourt,
il a rejoint le maquis Mauguet. Sergent dans la section Peltier, il a
été blessé à deux reprises au cours de patrouilles, les 21 et 22
novembre. Quant à l'aspirant Max Vella, de Bologne, qui servait soit dans la 6e compagnie, soit dans la compagnie d'accompagnement, voici quel sera son destin, raconté
par le lieutenant Ichon : « Emprisonnés
à Villigen, nous avions pu avoir quelques contacts avec l'extérieur
grâce à un prisonnier français qui nous avait procuré une carte
ennemie et une boussole... Nous avons profité de notre évacuation
sur Berlin, avec trois jours de vivres, pour fausser compagnie à nos
gardiens au cours d'un changement de train à Rothweil et gagner la
frontière suisse près de Beggingen (Shaffhouse), non sans quelques
péripéties. » Cela
s'est déroulé le 28 décembre, Ichon et Vella retrouvant le 2e
bataillon en janvier 1945.
Pour
être complet sur cette tragédie, signalons que les combats ont fait
rage toute la journée, marquée par le repli des garnisons du point
d'appui de la Grünhutte et de celui du carrefour 232.
Le
1er
RTM a subi ce jour-là des pertes terribles (au total, le régiment a
perdu en forêt de la Harth 162 tués, dont les lieutenants Meyer,
Martin, de Houlay et le capitaine Leclerc, tous tombés le 3
décembre), 349 blessés et 279 prisonniers.
Des
éléments de la 1ère
division blindée ont également été engagés ce 3 décembre. Le 5e régiment de chasseurs d'Afrique (RCA) déplore deux tués (dont l'aspirant Paget), onze blessés et la
perte de deux chars ; le 3e
escadron du 9e
RCA compte deux tués (dont le lieutenant Jurion), quatorze blessés,
seize disparus, et la perte de quatre tank-destroyers, six jeep ; la
15e
compagnie médicale déplore quatre blessés et deux disparus.
En
guise de conclusion :
Parmi
les prisonniers :
- André Vaudois, beau-frère de Georges Weishaar, sera interné, avec
Raymond Péchin, de Delle, au stalag X A. Il résidait, en 1996, à
Ludres, près de Nancy, où il recevra en 2010 un diplôme d'honneur.
Il se souvient que Jacques Goujat, « blessé
dans le dos, rendait le dernier soupir, sur une table où on l'avait
transporté dans un petit village alsacien, Niederetzen, non sans
m'avoir donné son adresse avant de mourir, Amplepuis (Rhône), où
j'ai communiqué à mon retour de captivité, et c'est moi qui ai
retrouvé sa tombe dans un cimetière du petit village de
Ruestenhaat... »
- Jacques Dezavelle se souviendra que pour donner à boire à ses
camarades captifs, avec Raymond Chirol, « nous
prenons plusieurs bidons vides et demandons aux Allemands de garde la
permission d'aller à l'eau ; il y a une citerne, sur le côté de la
bâtisse ; nous sortons avec une sentinelle. Soudain, le canon ! Je
suis plaqué au sol, l'Allemand aussi, mais Chirol est tombé, il se
plaint et souffre atrocement : il a un éclat d'obus dans le ventre ;
il délirera toute la nuit et le lendemain matin, nous le
transporterons jusqu'à Chalampé sur un brancard de fortune ; il
mourra plus tard
et Daniel Olle, du même village que lui, nous le confirmera
ensuite ». Rapportant
qu'une soixantaine d'hommes de la 6 sont captifs, dans une caserne de
Colmar, Dezavelle s'évadera avec quatre camarades (dont Barbier)
le 9 décembre 1944, passant en Suisse.
- Martial Villemin évoque, dans ses souvenirs de prisonnier, les noms
de Pinot (Vaudois), Lothaire, Larrandart (sic), « forgeron
dans le pays basque »,
René Leymarie, Maurice Gagnant, Guyot, Jacques Roger, Lucien
Liblanc, Manuel Acosta, Lacour, Pechin... Une anecdote qui l'a
marquée, au stalag XA, à Schleswig, où il est arrivé le 11
décembre 1944 : « Nous
avions été annoncés sous le nom de «gaullistes». Les camarades
qui nous recevaient étaient prisonniers depuis 1940... La réception
des «gaullistes» fut absolument triomphale... Nous étions, ici,
considérés par les anciens comme de véritables héros. Ils se
mirent en quatre pour nous... J'ai les larmes aux yeux quand je pense
à cet accueil des anciens... »